Ben Ali, 23 ans de pouvoir de la chute de Bourguiba à la révolution tunisienne
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Zine el-Abidine Ben Ali est mort ce jeudi 19 septembre à l’âge de 83 ans. Il avait été président de la République tunisienne de 1987 à 2011, une présidence de plus de 23 ans, marquée par des atteintes importantes aux droits de l’homme. Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, un jeune vendeur ambulant de Sidi Bouzid, s’immole par le feu, pour protester contre la saisie de sa marchandise par les autorités. Dans un pays gangréné depuis des années par la corruption et le népotisme, ce suicide provoque une série de manifestations insurrectionnelles dans tout le pays.
Petit à petit les Tunisiens n’ont plus peur et sont de plus en plus nombreux à le dire haut et fort. Ces protestations ont même créé une onde de choc, à des degrés très variables, dans d’autres pays arabes, aboutissant à ce que l’on appelle le « Printemps arabe ». La mobilisation est alors à la hauteur de la peur des Tunisiens de s’exprimer jusque-là dans la rue et de la répression de la contestation, qui fera 300 morts. Une pression populaire telle que Ben Ali doit quitter le pays le 14 janvier 2011. Son projet est de protéger sa famille en Arabie saoudite et de revenir dès le lendemain en Tunisie. Mais la situation politique est telle que Ben Ali est contraint de rester à Djeddah. Il est mort ce jeudi 19 septembre.
Depuis 2011, Ben Ali avait donc été réfugié en Arabie saoudite, avec son épouse Leïla Trabelsi, son fils Mohamed et sa fille Halima. Peu d’informations ont filtré sur son exil. En février 2011, une rumeur avait indiqué que Ben Ali souffrait d’un cancer de la prostate depuis plusieurs années et était tombé dans le coma après une attaque cardiaque. Des affirmations largement exagérées, Ben Ali ayant plutôt souffert d’une crise d’hypoglycémie, comme l’a rapporté RFI à l’époque.
Dans la ville portuaire de Djeddah, Ben Ali a pu profiter d’une « demeure bourgeoise », vivant avec des gardes du corps de l’armée saoudienne, de manière discrète, comme le lui ont demandé les autorités du pays. Des autorités qui ont refusé par deux fois les demandes d’extradition émises par la Tunisie. L’ancien président a été jugé par contumace, dans son pays, dans de nombreux procès. Il est notamment accusé dans des affaires de corruption, de malversations et lié à la répression des manifestations.
Un président qui a constitué une « quasi-mafia » à la tête du pays
Ben Ali laisse en effet la trace d’un président autoritaire qui, avec son entourage et en particulier la famille de sa seconde épouse, l’ex-coiffeuse Leïla Trabelsi, a généralisé la corruption dans le pays. Il est toujours difficile à ce jour d’évaluer avec précision la fortune du « clan ».
Avec sa seconde épouse Leïla Trabelsi, qui a progressivement étendu son influence sur le pays, Ben Ali s’est installé à la tête d’une « quasi-mafia », selon les mots de l’ancien ambassadeur américain Robert F. Godec (dans un mémo confidentiel révélé par WikiLeaks). Leur influence s’est illustrée par l’implication graduelle de certains membres de la famille Trabelsi dans plusieurs pans de l’économie du pays, sans compter les membres de la famille de Ben Ali.
Le personnage le plus connu étant peut-être Sakhr El Materi, son gendre, qui était à la tête d’une puissante holding présente dans le commerce automobile, l’immobilier, le tourisme de croisière, les finances, les médias, les télécommunications et l’agriculture. À la révolution, El Materi s’enfuit en France, au Qatar, puis aux Seychelles, et est aussi condamné par contumace dans plusieurs affaires de corruption et de malversations.
Le 7 novembre 1987 : le « Changement »
La présidence de Ben Ali avait pourtant commencé en 1987 avec des promesses de démocratisation. À l’époque, la Tunisie était en pleine crise de succession, le président Habib Bourguiba, vieillissant et malade, devant faire face à une crise économique et financière et à une importante contestation sociale et islamiste. Nommé Premier ministre le 2 octobre 1987, Ben Ali se confirme comme le possible successeur de Bourguiba. Le 7 novembre, il dépose le président pour sénilité dans un « coup d’État médical ».
Ben Ali rejetait ce terme de « coup d’État ». Lors d’une interview à la chaîne de télévision française Antenne 2 (ex-France 2) le 9 septembre 1988, il qualifiait sa prise de pouvoir comme un « acte de redressement, de salut national. […] Avant le 7 novembre [1987], la loi était bafouée, les institutions paralysées. Et je devais bien entendu rétablir l’état de droit. […] Et ça a été fait dans le strict respect de la Constitution et de la loi sans une goutte de sang et sans la moindre égratignure. »
ajoutant que Bourguiba « était malade, il n’était pas [en] état de gouverner ». Ce « putsch médical » a été plutôt bien accueilli par le monde politique, le nouveau président Ben Ali cherchant à apaiser le climat politique, en donnant des signes d’ouverture aux partis de l’opposition et aux associations.
Mais rapidement des atteintes importantes aux droits de l’homme sont constatées en Tunisie. Et la politique de Ben Ali a devient synonyme de répression, à l’emprisonnement et à la torture de ses opposants ainsi qu’à des atteintes à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.
Le chiffre 7 (issu de la date du 7 novembre 1987) est devenu le symbole de sa présidence, faisant l’objet d’un culte. Le 7 novembre est un jour férié, et le chiffre 7 est visible dans la quasi-totalité des lieux publics : administrations, cafés, magasins, avenues, établissements scolaires, transports, stades, etc. L’image de Ben Ali était omniprésente dans le pays.
Un « homme de l’ombre » passé par l’armée avant la politique
Mais comme l’écrivait en 2002 le journaliste Jean-Pierre Tuquoi, Ben Ali restait un « inconnu » pour les Tunisiens : c’est « un personnage lisse. Il est à la fois omniprésent et absent. C’est un visage, mais pas une voix. […] Ben Ali reste aux yeux des Tunisiens un personnage lointain, inaccessible et difficile à cerner. » Avant la politique, Ben Ali a effectué l’essentiel de sa carrière dans l’armée et les services de sécurité, restant un « homme de l’ombre », comme le qualifie un de ses anciens compagnons de route.
Né le 3 septembre 1936, dans une famille modeste de Hammam Sousse, Ben Ali intègre très jeune les structures locales du Néo-Destour, le parti de Habib Bourguiba. Il entre dans l’armée après l’indépendance du pays en 1956. Quatrième enfant d’une famille qui en comptait onze, il est affecté au service du général Kéfi, un des plus hauts gradés de l’armée, dont il épouse la fille Naïma en premières noces en 1964.
En janvier 1978, il est nommé à la tête de la sûreté générale, avant de devenir ambassadeur de Tunisie en Pologne en 1980. Le 26 avril 1986, il obtient le poste de ministre de l’Intérieur. C’est alors qu’il commence à fréquenter Leïla Trabelsi, avec qui il se marie en 1992, quatre ans après avoir divorcé de sa première épouse.
Modernisation de l’économie tunisienne et promotion des droits des femmes
C’est autour de cette période que le processus politique de démocratisation, qui était promis et avait commencé à s’engager depuis 1987, a fortement ralenti. Mais du point de vue économique et social, Ben Ali a poursuivi la politique de Bourguiba. Libéralisme économique, privatisations dans le secteur touristique et ouverture envers les investisseurs étrangers étaient les mots d’ordre en économie.
D’un point de vue social, Ben Ali s’est inscrit dans le prolongement de Bourguiba pour la promotion de la laïcité et la place de la femme. Il a étendu le Code du statut personnel, la loi qui donnait à la femme tunisienne une place inédite dans le monde arabe, en donnant plus de droits aux femmes, et en particulier aux mères.
La femme tunisienne a ainsi pu transmettre à son enfant sa nationalité, une nouveauté alors dans le monde arabe. En son temps, les soutiens de Ben Ali le défendaient souvent en mettant en valeur la bonne santé économique du pays et le statut privilégié des femmes, qu’ils lui attribuaient. Mais l’historienne et journaliste franco-tunisienne Sophie Bessis se demandait si le régime de Ben Ali était féministe « par nécessité politique et pour masquer le déficit démocratique qu’il semble se plaire à creuser, ou par conviction moderniste ».
En tout cas, après la révolution de janvier 2011, le pays est passé par tant d’instabilités économiques et sécuritaires que certains Tunisiens ont un temps, souhaité le retour de Ben Ali en Tunisie. La nostalgie portait peut-être plus sur une période où l’économie allait mieux et où le pays était beaucoup plus verrouillé sur le plan sécuritaire qu’elle ne portait sur le personnage. Mais les nostalgiques, n’ont jamais été majoritaires. Quand le 14 mars 2016, Khaled Chouket, porte-parole du gouvernement, a demandé le retour de Ben Ali en Tunisie au nom de « la réconciliation » et de « la tolérance ». Aussitôt, cette déclaration a provoqué un tollé dans un pays où le nom même de Ben Ali reste un repoussoir.
Rfi.fr